
par Amal Djebbar
Pétrifié et agonisant, ce monde s'accroche à ses habitudes comme un naufragé à un débris. Pourtant, rien ne flotte. Tout sombre. Mais que fait-on ? On poste des photos de nos plats ou de nos chats sur les réseaux sociaux.
La colère ? Elle est étouffée sous une pile de promotions de Black Friday et de stories Instagram. Il faudrait être bien bête pour s'énerver alors qu'il y a une nouvelle saison de la série du moment à regarder. Et puis, s'indigner, ça fatigue. On a déjà donné. L'énergie, c'est pour les cours de yoga après le boulot ou pour râler contre la lenteur de l'ascenseur.
On court, toujours, mais vers quoi ? Un écran qui scintille, une promotion sur le saumon fumé ou une opinion préfabriquée qu'on recyclera dans un fil de commentaires. Mais surtout, pas de vagues, pas de vraies questions. L'hypnose collective opère parfaitement : des routines bien rodées qui maintiennent le troupeau en mouvement, dans une marche mécanique vers le vide. Travail, bouffe, sorties. Répète. Meurs.
La vie moderne résumée en quatre mots. Une mécanique bien huilée, une boucle sans fin, comme un hamster dans sa roue, sauf qu'ici, le hamster paye ses factures et se félicite d'avoir un job stable. Le travail, c'est la chaîne qui nous maintient occupés, dociles. On y consacre le meilleur de nos journées, on y laisse notre énergie, nos rêves, parfois notre santé. Mais attention, il faut être «reconnaissant». Sans ça, qui payera le loyer ?
Ah, la bouffe, deuxième pilier de l'existence. Ce n'est plus un besoin vital, c'est une distraction. Une occasion de se remplir pour combler un vide qu'on ne nomme pas. On s'offre un burger trop gras ou un quinoa bio pour la conscience, selon les jours. On «se fait plaisir» pour oublier qu'on est las. Et puis, une fois gavés, anesthésiés par le sucre ou l'alcool, on passe au troisième acte : les sorties.
Les sorties, elles, ne sont qu'une mise en scène. Une parade pour prétendre qu'on s'amuse, qu'on vit. Cinéma, soirées, bars, peu importe. L'important, c'est d'avoir un récit à raconter lundi matin à la machine à café. «Alors, ton week-end ?» Et toi, tu récites ton texte, comme un comédien fatigué. Pas trop d'enthousiasme, mais juste assez pour montrer que tu n'es pas complètement mort.
Et puis, une fois le cycle terminé, il ne reste plus qu'à recommencer. Travail, bouffe, sorties. Encore et encore, jusqu'à ce que le corps lâche ou que l'âme se dissipe. La boucle est parfaite, inaltérable, presque élégante dans son absurdité. Répète. Meurs.
Et dans cette lente agonie, l'indifférence est un luxe bien trop accessible. Un luxe qu'on s'offre avec des paiements sans contact, des abonnements en trois clics et des applis de méditation qui promettent de calmer l'anxiété. Que demander de plus ? On se gave de divertissements, d'écrans et de notifications, comme si la sur-stimulation pouvait compenser l'évidente vacuité de nos vies. On fait semblant de vivre pendant que tout crève autour de nous, mais à quoi bon y prêter attention ?
Finalement, le désespoir est à peine perceptible, comme une vieille tapisserie démodée qu'on a appris à ne plus regarder. Il est là, pourtant, dans chaque silence gênant, dans chaque regard qui fuit, dans chaque sourire forcé. On le maquille avec des slogans creux, des «tout ira bien» qu'on se répète pour ne pas craquer. Mais il suinte, ce désespoir, à travers les petites failles qu'on ne peut pas colmater : la fatigue chronique, l'irritabilité, cette étrange impression d'être toujours en retard sur quelque chose d'indéfinissable.
Et pendant ce temps, on continue d'avancer, le regard fixé sur l'écran suivant, la prochaine distraction, en espérant secrètement qu'on ne s'arrêtera jamais assez longtemps pour entendre ce vide hurler en nous.