21/10/2025 reseauinternational.net  3min #293991

Le Bon, la Brute et le Mangeur inutile

par Amal Djebbar

Il fut un temps où les peuples se levaient pour un pain trop cher, pour une parole étranglée, pour un rêve banni. Aujourd'hui, ils s'affaissent, repus, surveillés, souriants comme des cadavres bien maquillés. Le despotisme a troqué ses chaînes contre des oreillers à mémoire de forme. La peur se présente désormais en robe blanche, parfumée de morale bio et de bons sentiments recyclables.

C'est l'histoire d'un monde qui a tout vendu, jusqu'à son ombre. Un théâtre sans coulisses, sans vérité, où les acteurs se croient encore vivants. Sous les projecteurs d'un ciel aseptisé - peut-être déjà mort depuis des millénaires - voici les trois visages de notre ère : le Bon, la Brute et le Mangeur inutile. Les saints patrons de l'Apocalypse administrative et numérique. Les faux prophètes d'une foi sans grâce, bénissant des écrans au lieu d'autels.

Le Bon, c'est le sourire poudré de la tyrannie. Il promet la paix, la sécurité, la santé - avec cette tendresse clinique qu'ont les bourreaux polis. Costume repassé, conscience qui pue le détergeant. Il parle comme une berceuse de fin du monde. Il veut des citoyens sages, peignés, stérilisés, vidés de colère. Des âmes d'occasion, prêtes-à-penser, empaquetées sous cellophane morale. Tout ça pour de l'ordre et du silence. Il le fera au nom du «progrès», d'un «avenir radieux» - alors même que les étoiles s'éteignent une à une dans le vide.

La Brute, elle, ne philosophe pas. Elle obéit. Elle frappe. Les bottes ont changé ? Oui : elles sont en caoutchouc recyclé, certifiées neutres en carbone ! Mais elles écrasent tout aussi bien. Les coups pleuvent, homologués, traçables, avec facture et QR code. Les matraques, les caméras de surveillance, les amendes, les répressions injustifiées. Dans les commissariats ou les tribunaux, on parle désormais de «pédagogie civique». On enseigne la peur. On baptise les consciences dans le gaz lacrymogène. Et les braves gens applaudissent, parce que la servitude, c'est «pour leur sécurité». Rien de tel qu'un bon cadenas pour dormir tranquille.

Et puis il y a le Mangeur inutile. Le peuple. La masse sucrée des résignés, qui appelle esclavage «stabilité». Ils se croient libres parce qu'ils ont choisi la couleur de leur prison. Ils s'indignent à heures fixes, entre deux publicités pour des voitures électriques. Ils prient leurs idoles de silicone, confondent empathie et réaction binaire. Les révoltes sont sponsorisées par Soros, les colères sous-titrées en multilingues, les cris compressés en format compatible. Liberté moderne : un cri muet suivi d'un émoji. Abdication en HD, désespoir connecté.

Et pourtant - j'ose encore rêver ! Oui, rêver qu'un jour viendra la fissure, la vraie, celle qui déchire le vernis et laisse passer la clarté. J'attends la faille. Je la sens, parfois, tremblante, sous mes pas. Comme si la Terre elle-même en avait assez de porter notre comédie.

Et je rêve alors, ô oui je rêve ! de l'heure flamboyante où le Bon, blême dans son costume d'innocence, sentira ses vertus se fissurer ; où la Brute, soudain lasse de rugir, abaissera les yeux, honteuse de sa propre ombre ; et où le Mangeur inutile - repu d'oubli, gavé de néant - lèvera enfin le front vers la lumière, dans le grand silence avant le tumulte, quand le monde retient son souffle... juste avant de recommencer à vivre.

 Amal Djebbar

Illustration : «El Kahina», Dyhia Tadmut de son vrai nom, reine des berbères, VII siècle.

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