
Par Hafez al-Ayoubi, le 23 octobre 2025
L'afflux de colons et d'investisseurs israéliens à Chypre inquiète les Chypriotes et les observateurs régionaux, qui y voient un écho du passé de Haïfa. Derrière l'explosion immobilière actuelle se cache un projet israélien plus vaste de refonte de l'ordre en Méditerranée orientale, où Chypre joue à la fois le rôle de porte d'entrée et d'avant-poste.
L'année dernière, les rapports faisant état d'Israéliens achetant des terrains et des biens immobiliers dans toute la République de Chypre, membre de l'UE, se sont multipliés. Bien que les chiffres restent modestes, le rythme des acquisitions s'est accéléré. Certains interprètent cette vague comme un symptôme de la dégradation de l'image qu'Israël projette de lui-même en tant que "lieu le plus sûr pour les Juifs".
D'autres y voient plutôt une conséquence de l'évolution de la géopolitique de la Méditerranée orientale, qui place Chypre au cœur de la vision maritime expansionniste du Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu.
Une nouvelle frontière
Chypre, la troisième plus grande île de la mer Méditerranée, est divisée depuis l'invasion de sa partie nord par la Turquie en 1974, qui a donné lieu à la création de la République turque de Chypre du Nord ( RTCN), non reconnue. Environ 400 000 Chypriotes turcs habitent cette partie sous tutelle d'Ankara, tandis que la République chypriote grecque du sud, reconnue internationalement et qui compte 1,3 million d'habitants, voit son littoral se couvrir de plus en plus de biens immobiliers appartenant à des Israéliens.
Les statistiques masquent toutefois la tendance générale. Selon une étude de l'Autorité des audits de Chypre, les acheteurs non européens au cours des cinq dernières années provenaient principalement du Liban (16 %), de Chine (16 %), de Russie (14 %) et d'Israël (10 %).
Parallèlement, la communauté juive de Chypre, qui compte aujourd'hui environ 4 000 familles, soit quelque 15 000 personnes, s'est développée alors qu'elle ne comptait que quelques centaines d'individus il y a vingt ans. En 2003, elle comptait entre 300 et 400 personnes, pour atteindre environ 3 500 en 2018, soit une croissance modeste mais symboliquement significative, stimulée par trois crises : la pandémie de Covid-19, les troubles liés à la réforme judiciaire en Israël et la guerre contre Gaza.
Cette vague migratoire reflète toutefois un renversement de tendance plus général, avec un nombre croissant d'Israéliens désireux de quitter le pays. Selon le Centre de recherche et d'information de la Knesset, environ 145 900 personnes ont émigré entre 2020 et 2024, une tendance que le journal Yedioth Ahronoth attribue aux conséquences du 7 octobre et qui, selon lui, présente des "risques stratégiques".
Dans un article intitulé "L'expansion israélienne dans l'UE via Chypre", Theodosis Pipis, chercheur au Centre d'études et d'analyses stratégiques internationales (KEDISA) à Athènes, compare la situation actuelle de Larnaca à celle de la ville de Haïfa dans les années 1920. Il affirme que
"les investissements massifs dans les villes côtières telles que Haïfa ont permis de prendre le contrôle de l'économie de la Palestine".
Il explique que Haïfa était une ville portuaire peu peuplée, similaire à Larnaca aujourd'hui, mais qu'après la déclaration de l'État d'Israël et l'expulsion des Palestiniens de leurs foyers, les colons juifs sont devenus majoritaires à Haïfa.
"D'un point de vue historique, le cas de Haïfa pourrait laisser présager ce qui pourrait arriver à Chypre si les investissements économiques se poursuivent. Une ville portuaire, avec une faible densité de population, semblable à Larnaca. Au moment où les colons juifs ont expulsé les Palestiniens de leurs foyers et proclamé la création de l'État d'Israël, les colons juifs sont devenus majoritaires à Haïfa".
"Chypre, l'arrière-cour d'Israël"
Au-delà des statistiques, on observe une tendance plus inquiétante, notamment la formation d'enclaves israéliennes exclusives, en particulier autour de Larnaca. Des rapports indiquent que
"les habitants sont évincés par la flambée des prix. Des infrastructures (synagogues, supermarchés casher, écoles privées) sortent de terre à toute allure. Le même modèle colonial utilisé en Cisjordanie semble désormais se propager dans des endroits comme Pyla et Limassol".
Ce qui est particulièrement préoccupant, c'est que
"nombre de ces colons ne sont pas des libéraux désabusés, mais des sionistes convaincus disposant de ressources importantes".
En juin, Stefanos Stefanou, porte-parole du Parti progressiste des travailleurs (AKEL), a déclaré :
"Ils construisent des écoles sionistes, des synagogues, des enclaves fermées... Israël se prépare une arrière-cour à Chypre, et la situation ne peut que nous alarmer".
Le mouvement hassidique Chabad, connu localement sous le nom de Chabad, a créé en 2005 le premier lieu de culte juif officiel de Chypre, près de Larnaca, le premier sur l'île depuis des siècles. Aujourd'hui, il gère six synagogues sous la direction du grand rabbin Ze'ev Raskin.
Historiquement, Chypre est l'un des premiers projets de colonisation sioniste. Un rapport du département d'État américain intitulé The Justice for Uncompensated Survivors Today (JUST) Act Report: Cyprus précise
qu'"il y avait environ 100 Juifs à Chypre au début du XX^e siècle. Après la montée du nazisme en 1933, des centaines de Juifs européens ont fui vers Chypre, alors colonie britannique".
Le père du sionisme moderne, Théodor Herzl, a lui-même prôné à une époque " l'option chypriote" comme levier dans les négociations pour prendre possession de la Palestine. Lors du troisième congrès sioniste, en 1899, le délégué David Tricht a fait valoir que
"Chypre est l'endroit le plus approprié : peu attrayant pour les Européens, mais proche de la Terre d'Israël".
Des invitations ont été lancées, notamment lors du troisième congrès sioniste en 1899. Tricht a déclaré :
"Les Juifs ne devraient pas chercher refuge dans des terres propices à la colonisation européenne, car ils se heurteraient à une résistance dans chacun de ces pays. Ils ne sauraient non plus s'installer efficacement dans les régions tropicales. Chypre est donc le lieu le mieux adapté à la colonisation juive. Bien que l'île n'attire pas les colons européens, son climat nous convient et, surtout, elle est proche d'Israël, faisant office de porte d'entrée vers le pays".
Environ deux mois plus tard, Herzl écrivait :
"Puisque le gouvernement ottoman ne montre aucune volonté de conclure d'accord avec nous, certains souhaitent se tourner vers cette île sous contrôle britannique, où nous pourrions nous rendre à tout moment. Je contrôle encore la situation jusqu'au prochain congrès. Mais si aucun résultat n'est obtenu d'ici là, nos plans sombreront comme une pierre dans l'eau de Chypre".
En 1902, Herzl a présenté des preuves écrites à la commission parlementaire britannique sur l'immigration étrangère, puis a diffusé une brochure décrivant comment la migration juive vers l'Angleterre et les États-Unis pourrait être simplifiée par la promotion de projets de colonisation, dont un à Chypre.
La même année, il a également abordé le sujet de la colonisation avec le secrétaire colonial britannique Joseph Chamberlain, évoquant l'île comme lieu potentiel de colonisation juive, et affirmant que
"les musulmans partiront et les Grecs vendront volontiers leurs terres à un bon prix pour émigrer à Athènes ou en Crète".
Un refuge sûr ou un avant-poste stratégique ?
La "présence juive historique" à Chypre est restée marginale jusqu'au début du XXIè siècle, mais les événements récents ont suscité un changement radical. La guerre de juin avec l'Iran et l'escalade des tensions régionales l'été dernier ont en effet incité les Israéliens à investir, en particulier dans les villes côtières.
Au plus fort du conflit, une plateforme immobilière chypriote a rapporté que
"les Israéliens ont activement contacté leurs courtiers pour exprimer leur inquiétude et leur impatience quant à la reprise du trafic aérien. Beaucoup d'entre eux le disent ouvertement : 'Nous voulons rentrer chez nous', c'est-à-dire à Chypre".La plateforme a ajouté que "de nombreux citoyens israéliens considèrent Chypre comme une alternative sûre et stable, à la fois adaptée à une résidence temporaire et à un investissement à long terme. Pour beaucoup d'entre eux, Chypre est devenue une deuxième maison".
Les experts israéliens ajoutent quant à eux que
"certains Israéliens cherchent à diversifier leurs placements et les risques associés".
Néanmoins, les politiciens chypriotes mettent en garde contre l'opacité des réseaux immobiliers. Des failles permettent en effet aux entreprises de contourner les restrictions limitant les ressortissants non européens à deux propriétés.
Takis Hadjigeorgiou, ancien membre de la Commission des affaires étrangères du Parlement européen, rapporte qu'il y a un an, la question de la propriété des non-Européens, en particulier des Israéliens, a été soulevée devant le
"haut fonctionnaire chargé des questions foncières et immobilières à Chypre"."Oui, j'en ai entendu parler", a répondu le haut fonctionnaire, avant d'ajouter : "Mais ne disions-nous pas autrefois que le rachat était le fait des Libanais ?"
Le Greek Herald a depuis relayé les craintes d'une "ingénierie démographique" et a averti que si ces
"transformations se poursuivent sans contrôle, elles pourraient mener à la perte irréversible de l'identité hellénique ancestrale"."Une vague de particuliers et d'entreprises d'origine juive/israélienne achète systématiquement des propriétés dans toute l'UE, y compris à Chypre, dans le nord occupé par la Turquie, suscitant l'inquiétude de la population quant aux implications d'une telle pratique".
Quelles que soient les motivations des migrants israéliens, ils entrent dans un pays marqué par un traumatisme et un nationalisme féroce. Bien que les Chypriotes accueillent volontiers les touristes, ils restent hantés par leur propre partition. Beaucoup sympathisent avec Gaza et éprouvent du ressentiment face à l'utilisation des bases militaires britanniques pour les guerres d'Israël. Sous une coexistence polie, la suspicion couve.
L'arc méditerranéen
Le grand rabbin Raskin, qui dirige la cour rabbinique de Chypre depuis 2003, décrit l'île comme la "porte dérobée" d'Israël. Selon Yonatan Brander, chercheur à l'Institut de recherche sur la paix d'Oslo (PRIO) et auteur d'un article de 2022 intitulé "Une amitié stratégique : la perception israélienne des relations entre Israël et Chypre", les décideurs politiques israéliens considèrent les liens avec Nicosie comme "la pierre angulaire d'un ordre régional qu'ils souhaitent façonner et préserver".
Deux axes définissent désormais la politique israélienne sur l'île. D'une part, Netanyahu envisage Chypre comme faisant partie d'un nouveau bloc géopolitique reliant Israël à l'Europe et au réseau énergétique méditerranéen. La volonté de Nicosie d'accueillir les négociations sur la reconstruction de Gaza souligne son rôle diplomatique croissant. L'île offre une profondeur géographique, un corridor aérien et maritime, ainsi qu'une voix au sein de l'UE favorable aux ambitions de Tel-Aviv.
D'autre part, l'ancrage économique et institutionnel de plus en plus marqué d'Israël risque de transformer Chypre en une dépendance soumise plutôt qu'en un partenaire à part entière. Ankara s'est déjà montrée méfiante, considérant cette entente comme une seconde frontière israélienne à sa périphérie, venant compléter sa frontière indirecte avec la Syrie.
Une étude du centre Moshe Dayan de l'université de Tel-Aviv sur l'impact de la guerre de douze jours entre Israël et l'Iran sur l'alliance entre Israël, la Grèce et Chypre, ou "l'arc méditerranéen", un corridor stratégique reliant l'Atlantique à l'océan Indien via la mer Méditerranée, la mer Rouge et la mer d'Oman, souligne cette tendance. Selon cette étude, l'alliance
"consolide la nouvelle sphère d'influence maritime d'Israël et creuse l'écart avec la Turquie".
Depuis les années 2010, la coopération entre Israël et Chypre est devenue une constante géopolitique. La participation de Nicosie au projet d' exploration gazière EastMed, soutenu par Washington, Riyad et Abu Dhabi, l'a placée en conflit avec Ankara. Des rapports publiés l'année dernière ont indiqué qu'Israël a livré trois cargaisons de systèmes de défense aérienne Barak MX à Chypre, une évolution qui, selon les médias turcs, pourrait déstabiliser la région.
Les inquiétudes se sont intensifiées lorsque le Cyprus Mail a rapporté que
"l'incapacité du gouvernement à démentir la présence de personnel de sécurité israélien à proximité de la clôture de l'aéroport de Larnaca et dans la tour de contrôle du trafic aérien suggère que ces informations sont exactes et que la République a cédé la sécurité de son principal aéroport aux forces de sécurité d'un autre État".
Renseignements, bases et avertissements
Plusieurs sources régionales affirment qu'Israël table désormais sur Chypre pour la collecte de renseignements et la logistique opérationnelle dans la région du Levant. Selon des universitaires iraniens, cette coopération inclurait le transfert de technologies de surveillance, l'exportation de logiciels espions via des sociétés chypriotes et la mise en place de
"canaux de renseignement communs pour cibler l'Iran et l'Axe de la Résistance". Ces réseaux permettraient à Israël, affirment-ils, "d'utiliser Chypre comme base pour simuler d'éventuels conflits futurs avec le Hezbollah et l'Iran, perturber les flux logistiques de l'Axe de la Résistance et cibler les navires iraniens près de l'île".
Le défunt secrétaire général Hassan Nasrallah avait précisément mis en garde le gouvernement chypriote contre ce risque en juin dernier. Il a notamment déclaré que
"l'ouverture des aéroports et des bases chypriotes à l'ennemi israélien pour cibler le Liban équivaudrait à une implication du gouvernement chypriote dans la guerre, et que la Résistance le traiterait comme tel".
Deux mois plus tard, un ancien ambassadeur israélien à Chypre a déclaré à Media Line que ces relations cordiales « n'ont pas été établies au détriment de nos autres amis dans la région », ajoutant : « Nous pensons qu'Israël devra être intégré dans la région, et Chypre peut jouer un rôle de médiateur dans ce domaine, car nous entretenons d'excellentes relations avec toute la région. Pour nous, développer cette relation avec Israël ne signifie pas que nous devons sacrifier d'autres relations. »
Netanyahu a personnellement œuvré à cette transformation. Lors de sa visite à Nicosie, en septembre 2023, il a déclaré que les deux nations entretiennent une « merveilleuse amitié », affirmant que « la civilisation occidentale est le résultat de la fusion entre la culture grecque et le judaïsme ». À peine un mois plus tard, la guerre dévastatrice d'Israël contre Gaza débutait avec l'opération Al-Aqsa Flood.
La nouvelle Haïfa
L'île a accueilli la visite " historique" de Netanyahu en 2012, la première du genre, à la suite d'échanges présidentiels réciproques en 2011.
À l'époque, le journal Haaretz a noté que les observateurs chypriotes
"affirment que la clé de l'amélioration des relations réside dans ces intérêts communs - parmi lesquels ce que l'on appelle" le partage de la mer et de ses trésors "entre les deux pays (le Liban est un partenaire de l'ombre dans ce domaine) - et dans la conviction que les bonnes relations d'Israël avec Washington se répercuteront comme par magie sur l'île".
Aujourd'hui, une évolution similaire se produit au Liban, où le Conseil des ministres discute d'un accord sur la frontière maritime avec Chypre, malgré les avertissements selon lesquels l'accord pourrait coûter au Liban environ 5 000 km² de droits territoriaux maritimes. Cette évolution reflète la pression exercée par les États-Unis pour aligner les intérêts gaziers de la Méditerranée orientale sur les priorités israéliennes.
La question qui se pose désormais pour les Chypriotes et l'ensemble de la région est de savoir si ces intérêts communs apporteront prospérité ou danger. Alors que de nouveaux colons plantent leurs drapeaux et imposent leur idéologie sur une île longtemps marquée par la division, Chypre est en passe de devenir une nouvelle Haïfa.
Traduit par Spirit of Free Speech